Accueil > Art - Les principales publications > Articles > César, mon Centaure
César, mon Centaure

Par Jean-Charles HACHET

Professeur à l’école des Beaux Arts jusqu’en 1986 date de ma retraite (je suis né en 1921), j’avais pour habitude de dire à mes élèves que le XXe siècle est le premier siècle « non équestre » de l’humanité. Je voulais dire par là que cet animal au service de l’homme depuis toujours et en toute circonstance avait perdu ce rôle, détrôné désormais par la machine.
J’ai depuis toujours été attiré par les chevaux ; chaque fois que j’allais à Venise je faisais un détour pour aller voir la statue équestre du Colleone .A Paris, place des Victoires, je m’arrêtais devant la statue de Louis XIV juché sur un cheval.

Il faut se souvenir que sans le cheval, l’être humain, limité dans ses déplacements à son propre espace temps, n’aurait jamais pu découvrir le monde, s’ouvrir à d’autres civilisations voire à les dominer. Il est intéressant de remarquer que les peuples conquérants étaient également d’excellents cavaliers.

L’homme seul n’est rien, avec le cheval, il acquière la rapidité, la vélocité et la force, autant de qualités qui vont lui permettre d’aller toujours plus loin et par la même de progresser. En effet, je pense que le cerveau de chaque humain est sûrement conditionné par la vitesse des ses déplacements. Le coup d’éperon supplémentaire donné par le vitesse du cheval est un facteur déterminant pour la diffusion des idées et plus largement pour le développement des civilisations.

C’est pourquoi j’affirme que les plus grandes découvertes techniques notamment, depuis la machine à vapeur jusqu’aux technologies les plus avancées que nous connaissons aujourd’hui, comme la conquête de l’espace, ce n’est pas à l’homme seul que nous les devons mais au couple homme cheval, c’est à dire ..au Centaure.

Le Centaure est une créature issue de la mythologie grecque, représentéele plus souvent sous forme d’un être hybride composé d’un corps de cheval et d’un torse à tête d’homme. Né d’une union contre nature, il symbolise la force sauvage, parfois féroce et toujours indomptée. C’est aussi pour moi un symbole de liberté qui se doit d’être fougueuse, puissante et prête à défier le monde et ses préjugés !
Alors, faut il croire aux Centaures ? Je réponds oui sans hésitation car ils existent, bien présents dans l’imaginaire collectif. et dans celui de beaucoup d’artistes comme en témoignent les œuvres fort nombreuses qui existent à travers le monde comme par exemple :

- Le Centaure Nessus enlevant Déjanire (groupe-Jardin des Tuileries)

- Hercule, Déjanire et le Centaure Nessus (Grand Trianon)

- Nessos et Déjanire (Metropolitan Museum of Art)

- Dejanire enlevée par le Centaure Nessus (musée de Louvre)

Comme tous ces artistes avant moi, j’ai été fasciné par cet animal fabuleux et dès 1976, j’ai réalisé un premier dessin représentant ce qui devait préfigurer mon Centaure.

J’avais imaginé ce modèle en hommage à Picasso, à la suite d’une demande faite en 1976 environ auprès de plusieurs grands maîtres contemporains, peintres et sculpteurs par Monsieur D’ Or de la Souchère alors Conservateur du musée Picasso à Antibes.

L’œuvre se devait donc de rappeler Picasso qui fut mon Maître et aussi mon ami. Alors pourquoi un Centaure ? je ne me suis jamais vraiment posé la question en ces termes mais très certainement en raison de mon attirance pour le cheval et de la présence constante des animaux mythologiques dans l’œuvre de l’artiste, toutes techniques confondues. En effet je me rappelle notamment de la représentation que fit Picasso du Minotaure pour la couverture du premier numéro de la revue surréaliste fondée en 1933 par André Breton et l’écrivain Georges Bataille à qui on doit ce titre.

De plus pour moi Picasso est lui aussi un être mythique moitié bête moitié surhomme.

Le Minotaure est cet être fabuleux composé d’une tête de taureau et d’un corps d’homme ; en cela il s’oppose au Centaure dont la tête est humaine alors que le corps est emprunté à l’animal mais la similitude demeure.

Cet ouvrage se devait d’être à la hauteur du Maître c’est à dire monumental. Mais comment se lancer seul dans la fabrication d’une sculpture de 5 tonnes ? si on n’a pas de commandes on se ruine dans la fonte et on reste avec une montagne sur les bras. J’ai donc attendu en faisant des exercices de styles et des modèles en cire.
Un jour, Jack Lang, Ministre de la Culture décide de commander 100 sculptures à 100 sculpteurs. J’eus la chance de compter parmi les élus ! En 1983, le moment était venu de réaliser enfin mon rêve : faire un cheval et ce cheval ce sera un Centaure, mi homme –mi bête, c’est à dire alliant à la fois l’intelligence de l’homme et la vélocité de l’animal.
J’ai d’abord fait une esquisse de 0,73 cm de hauteur mais, lorsqu’à la fonderie il a fallu changer d’échelle pour faire une statue de 5 m de hauteur, les problèmes ont surgis. Les pinceaux qui servaient de queue au petit Centaure devenaient des balais à grande échelle, il a fallu les remplacer par une pelle, un râteau. Puis c’est le poitrail qui n’allait plus, ensuite la jambe qui paraissait trop courte…

Au départ j’avais l’intention de reproduire les traits de Picasso, mais finalement, j’ai opté pour ma propre tête et j’ai représenté le masque de Picasso placé en visière sur mon front. La main gauche pliée à l’horizontal tient une colombe de la paix. rappelant celle de Pablo mais reconstituée à ma façon.. Le bras droit abaissé repose le long du corps comme une aile faisant équilibre avec l’ensemble.

L’œuvre se devait d’être sans artifice mais avec des courbes gracieuses, souples et légères. Mon Centaure se voulait abstrait mais vivant, harmonieux mais sobre, la démarche lourde mais silencieuse, serein mais énigmatique, magique mais réaliste. Les formes doivent être claires, aérées, raffinées. S’il faut synthétiser certaines formes, je ne dois pas pour autant trahir les caractéristiques de l’animal : il doit être majestueux, puissant, à la pose constante et d’une grande présence. Les différentes parties du corps, avec leurs lignes en spirales ne sont ni symétriques ni régulières : elles présentent des plans discontinus qui s’articulent en un tout, dégageant une grande énergie
J’ai toujours été scrupuleux dans la transcription de l’anatomie. C’est là que l’on reconnaît un grand sculpteur. Ma sculpture respecte les proportions du sculpteur athénien Polyclète.

Je me suis particulièrement appliqué à dessiner les doigts qui composent les mains ainsi que les pieds. Michel Ange affirmait déjà que l’on juge l’habilité de l’artiste dans la réussite de la reproduction des mains, des pieds

Les mains de mon Centaure qui sont des mains d’homme symbolisent sa pensée et son intelligence. Pour les doigts il fallait trouver les traits les plus marquants, les plus minces, les plus effilés, tout en ne m’éloignant pas de l’anatomie exacte à laquelle je suis très attaché. Ils doivent fusionner avec tout le corps et donner à l’ensemble, l’essentiel, le nécessaire, tout ce qui fait la supériorité de l’homme sur l’animal. De la même manière les pieds dont l’articulation est faite de superpositions de tôle soudées ont fait l’objet de toute mon attention. Je voulais que ma sculpture bien que pesante, massive et immobile donne l’impression de se mouvoir dans l’espace. Je me suis donc attaché à traduire cette idée de mouvement à travers ses subtilités et ses mécanismes au niveau du geste et des attitudes tout en préservant les caractéristiques du modèle et en bannissant tout détail superflu .Avec les jambes (la jambe avant gauche en l’air s’opposant à la rigidité des jambes arrières) j’ai voulu suggérer la recherche de l’équilibre du Centaure dans le déséquilibre de chaque geste précisément étudié . Le corps massif du cheval fait de savants assemblages composés de plaques métalliques, d’écrous garde une aisance naturelle ; il se prolonge dans le corps de l’homme debout qui semble flotter dans l’air, dressé comme pour affirmer sa supériorité sur l’animal.

La maquette en plâtre de mon Centaure a été exposée en 1986 à l’extérieur du Grand Palais à Paris, en bas des marches .Sa taille

Maquette du Centaure exposée sur les marches du Grand Palais à Paris en 1986

monumentale (3m de hauteur, 4m de longueur et 1,75m d’épaisseur) était imposante d’autant que le piédestal était trop haut. Le piédestal définitif était beaucoup plus bas. Il s’intégrait néanmoins très bien dans l’espace, comme s’il y avait une correspondance entre certains détails architecturaux du majestueux monument et mon Centaure ; en faisant le tour on s’apercevait que les valeurs étaient justes
Cette maquette est aujourd’hui exposée au musée Picasso à Antibes.
Pour la version définitive, réalisée en bronze il s’agissait de trouver lieu qui soit digne de l’ouvrage que je considérais pour ma part comme l’une des œuvres maîtresses de ma vie.

Mon Centaure devait initialement être placé en haut de la rue de Rennes à Paris, mais je m’y suis opposé car au pied de la tour Montparnasse, mon Centaure aurait eu l’air d’un petit chien. Finalement après deux ans de transactions, d’espoirs déçus et d’espérance, le Centaure a trouvé sa place à l’angle de la rue de Sèvres et de la rue du Cherche Midi près du boulevard Saint Germain

César devant son Centaure, place de la Croix Rouge à Paris en 1995

L’histoire de ce Centaure, c’est aussi l’histoire de ma vie faite d’acharnement, de grands bonheurs mais aussi de souffrance.

Le Centaure est le résultat abouti mais douloureux d’un long processus qui m’a valu bien des hésitations et des remises en questions. J’ai voulu aussi à travers ce monument faire passer mes émotions et mes sentiments, mes doutes, mes certitudes et aussi ma solitude alors que j’arrivais à l’automne de ma vie. Combien de fois j’ai du prendre la « bonne distance » pour m’échapper de moi-même, me perdre de vue et revenir avec une nouvelle vision ; au total j’ai mis trois ans à faire et à défaire toutes les parties du Centaure. A travers cette sculpture, j’ai cherché à atteindre la perfection comme une sorte d’immortalité.
C’est mon œuvre fétiche dont je garde prés de mon lit un modèle en bronze comme un fidèle compagnon qui partage les moments les plus intimes de ma vie. (1)

(1). Cette figure accompagne César encore aujourd’hui au-delà de la mort. En effet, un modèle en bronze érigé comme un symbole, signale au visiteur la tombe de son auteur qui repose au cimetière du Montparnasse.

Arts et Biologie, mars 2006

Découvrez les différents ouvrages de la collection J.C. Hachet.

Plan du site | Espace privé | dpx